La maison fut construite en 1925, par le père de la famille Sidi Ali Ben Allah, ferrailleur, bricoleur et mécanicien de son état.
A cette époque, Marrakech était une petite ville d’échanges et de troc, où les peuples de l’Ouest du Sahara venaient échanger et vendre leurs récoltes et artisanats.
Durant cette période, la mécanisation et les premiers véhicules font leur apparition et les conditions rudes et fortes températures obligent les voyageurs motorisés à faire des haltes et assurer une maintenance régulière de leur véhicule.
Sidi Ali Ben Allah, au départ ferronnier, est attiré par cette nouvelle technologie et se fait rapidement connaitre pour son savoir faire et sa débrouillardise pour remettre sur pied les organes des véhicules, les vidanges, puis les réparations des courroies de transmission et le colmatage des réservoirs percés par les pistes défoncées du sud Marocain. Il passe bientôt ses nuits à l’atelier et dépassé par la demande croissante, il devient la référence à Marrakech.
Il entame la construction de la maison de famille au bas de laquelle son petit atelier est installé sur le trottoir.
Les troupes du Maréchal Lyautey en garnison à Marrakech dans les années 1930 font souvent appel à ses talents et les moteurs à explosion n’ont bientôt plus de secret pour Ali.
Dans la nuit du 9 mai 1939, un véhicule des services du Pacha Thami El Glaoui, pénètre rapidement dans le Derb Sekkaya. Avec fracas, le véhicule s’arrête à quelques mètres de la maison des Ben Allah, deux hommes en sortent et viennent frapper à sa porte avec insistance.
Ali sort de son sommeil et ouvre la porte du Riad.
Il découvre les deux hommes portant de beaux manteaux soyeux et très bien mis. L’un d’entre eux lui déclame avec autorité et empressement « Monsieur par les pouvoirs et ordres du Pacha Thami El Glaoui nous vous réquisitionnons et nous vous sommons de nous suivre avec vos outils ».
Ali, très impressionné, ne dit mot et exécute immédiatement les instructions des mandataires du Pacha de Marrakech.
A peine engouffrés dans la traction, les hommes démarrent et roulent à grande vitesse dans les ruelles de la Médina.
Vingt minutes plus tard et après avoir traversé la palmeraie et emprunté de mauvaises pistes, la Traction arrive sur un haut plateau dominant la ville de Marrakech. Au loin de cette vaste étendue rocailleuse, Ali aperçoit plusieurs phares de voitures qui s’agitent dans la nuit noire et deux énormes feux de camp illuminent l’horizon, recomposant une grande tente de toile beige.
Plus le véhicule approche et plus la forme en toile se précise.
Au moment où la voiture s’arrête, Ali découvre un énorme oiseau savamment composé de bois, de toile tendue, avec à la place du bec, un moteur à explosion qu’il reconnait instantanément.
Il reste figé et concentré sur ce moteur d’un nouveau genre.
Interloqué, il constate que les cylindres ne sont pas en ligne contrairement à ce qu’il a l’habitude de voir.
Il tente d’imaginer le cycle de ce moteur composé d’au moins douze cylindres, incroyable !
En fait, devant lui se dresse fièrement l’un des monoplans de la Compagnie Générale Aéropostale, plus connue en Afrique sous le nom d’« Aéropostale ».
Un homme en descend et se dirige directement vers lui. D’un geste fraternel, le pilote lui tend la main puis finit par attraper la main d’Ali qui ne réagit pas et reste tétanisé.
L’homme volant décline son nom et qualité, « Bonsoir Monsieur, merci de votre présence, je suis Antoine de Saint-Exupéry pilote de la Compagnie Générale Aéropostale ».
Ali intimidé tant par l’engin que par le charisme de ce pilote, le regarde intrigué ; aussitôt Monsieur de Saint-Exupéry le rassure et lui explique pourquoi il a été réquisitionné.
Le monoplan a été contraint d’atterrir en catastrophe derrière Marrakech par suite d’une panne moteur et Ali est le seul dans la région à pouvoir aider le pilote à faire repartir l’engin.
Il est à ce moment 5h20 du matin et durant toute la journée qui suit, Ali et Antoine de Saint-Exupéry vont tour à tour échanger, partager leurs passions, se soutenir devant les défaites de reprise du moteur. Petit à petit et durant ces longues heures sous la chaleur accablante, s’installe entre les hommes une véritable complicité, bien que culturellement et socialement complètement opposés.
Ce n’est que vers 19h, soit près de 15 heures plus tard et après avoir démonté et remonté par deux fois l’intégralité du moteur, que ce dernier redémarre enfin.
Antoine de Saint-Exupéry réalise des essais de pistes avec son monoplan, et force son moteur au maximum afin de contrôler sa capacité à redécoller.
Après 3 allers–retours sur la piste, l’avion revient au niveau d’Ali qui observe amoureusement l’élégance du déplacement de cet oiseau de toile.
Saint-Exupéry, jette en dehors de la carlingue une petite échelle de corde et tend la main à Ali pour qu’il monte à bord.
Les deux hommes partagent alors les tests de décollage et savourent le résultat de leur détermination et de leur travail.
La nuit tombe, le départ est programmé pour le lendemain matin 5h30 ; l’avion est stationné et gardé par les hommes du Pacha Thami El Glaoui.
Ali rassemble ses émotions vécus ces dernières 24h et ne peut s’empêcher d’inviter Antoine à partager le repas de sa famille.
Depuis ces moments, les deux hommes échangeront durant toute leur vie. Ali et Antoine se reverront encore 3 fois et à chaque fois Antoine lui fera l’honneur de souper et dormir au Riad familial du Derb Sekkaya dans la Médina de Marrakech.
Ali restera jusqu’à sa mort le référent technique au Maroc de la Compagnie Générale Aéropostale.
Ali s’éteindra quelques années après la disparition en vol de l’aviateur, écrivain, poète, et reporter Antoine de Saint-Exupéry au large de Marseille le 31 Juillet 1944.
Malgré le départ du patriarche, la Maison de famille ne reste pas moins animée et le vie repend son cours.
Le plus jeune fils d’Ali, Moustafa a toujours été attiré par l’extérieur de la Médina et l’ouverture vers le monde, la culture, l’art sont pour lui une sensibilité nouvelle qui lui permet de sortir de ce carcan familial.
Véritable touche à tout, il travaille le cuir, la peinture et occasionnellement la photo.
Tant bien que mal, il revend ses créations aux quelques aventuriers européens de l’époque qui viennent se perdre à Marrakech.
Durant l’année 1954, il rencontre par hasard dans la Médina un personnage étranger discret au nom d’André Ostier, ils échangent quelques mots et généralités sur l’Art et les sentiments qu’il provoque.
André Ostier amusé par ce jeune homme du même âge que lui, propose de devenir son assistant durant ses déplacements à Marrakech. Moustafa accepte aussitôt, même s’il ne comprend pas bien son rôle.
André Ostier photographie les artistes les plus influents de l’époque, il ouvrira la porte de ce monde incroyable au jeune et encore naïf Moustafa.
Ainsi durant près de 15 ans Moustafa assistera de l’intérieur à l’évolution culturelle de Marrakech, devenant le confident et petit frère d’une famille d’artistes et de leurs courtisans étrangers qui agitèrent cette période, dont le premier Yves Saint Laurent, les mannequins Talitha Getty et Betty Catroux et le peintre anglais David Hockney.
A maintes reprises et durant ses voyages à Marrakech, André, ami loyal de Moustafa, dormira au Riad familial afin de se reposer et de s’extirper des nuits et soirées privées très fréquentes dans les années 60.
Moustafa quittera la Maison dans les années 70 pour l’étranger et ne reviendra plus.
Le grand frère de la Maison, Mohamed, est par héritage le responsable de la famille depuis le décès d’Ali. Par respect pour l’homme qu’il était, Mohamed suivra les traces de son père.
Entre la mécanique et les voyages, Mohamed sera chauffeur de poids lourd et d’autocars pour la Compagnie Générale de Transports, qui sera renommée la CTM ; il traversera le Maroc des milliers de fois, puis le sud de l’Europe, l’Espagne et le Portugal.
Mohamed profitera des ces déplacements professionnels pour ramener du Portugal des carreaux en céramique émaillée qui seront posés dans le Riad familial. A ce jour, certains carreaux sont toujours dans le Riad.
Mohamed sera le dernier vivant des fils d’Ali ; c’est lui le dernier héritier direct qui, à l’âge de 87 ans, vendra à Mounia et Laurent la Maison familiale.
Encore aujourd’hui et de temps en temps, Mohamed continue toujours de visiter Mounia et Laurent accompagné de son plus jeune fils Hafid.
La porte du Dar Yasaman leur restera à jamais ouverte… « Ils font partie de nous, leur histoire est désormais notre histoire » dira un jour Laurent.